Le Sawaba : le désir de calme
L’histoire du Sawaba offre, pour la première fois, une version décolonisée de l’indépendance du Niger.
Questions à Klaas Van Walraven, historien de l’Afrique contemporaine à l’université de Leiden, qui publie aux Presses universitaires de Rennes (PUR) la version traduite de sa magistrale étude sur l’histoire du Sawaba Le désir de calme.
Qu’est-ce que le Sawaba représente dans l’histoire de l’indépendance du Niger ?
Le Sawaba représentait le premier mouvement social moderne qui s’est développé dans le cadre politique des lendemains de la Seconde guerre mondiale. En comparaison des autres formations politiques, ce n’était pas tant une machine politique qu’un mouvement qui s’ancrait dans le monde syndicaliste. Sa base reposait sur le « petit peuple », c’est-à-dire des ruraux qui avaient franchi l’horizon du village, qui restaient liés au village mais qui avaient migré vers les petites villes émergentes où ils avaient obtenu des emplois non qualifiés, notamment dans le secteur privé mais aussi dans les niveaux subalternes de l’administration coloniale. Ses membres étaient des petits commerçants, des artisans, des travailleurs du secteur BTP, des domestiques, des commis de bureaux et des gardiens, à côté d’autres marginaux – allant des prostituées aux tenanciers de bars. Structurés de manière horizontale, ils formaient un petit semi-prolétariat urbain qui incluait aussi les employés du secteur public qui étaient à peine mieux placés et dont les professions se distinguaient par une certaine qualification technique : employés des PTT, opérateurs téléphoniques, chauffeurs et commis administratifs placés en dessous des cadres intermédiaires appelés « les évolués ».
Sociologiquement, ils étaient une minorité, mais au cours des années 1950, le Sawaba était parvenu à attirer diverses classes sociales, allant de la paysannerie à une certaine élite intellectuelle, assumant dès lors la réputation de simple « mouvement social ». Du fait de sa base formée du « petit peuple », ce n’était pas un parti circonscrit régionalement mais qui s’étendait à tout le territoire du Niger avec des fiefs dans toutes les villes. Les liens que maintenaient les urbains avec leur village facilitaient la diffusion de ses idées : c’était le Sawaba qui portait la politique de décolonisation dans les campagnes. Les idées du mouvement se concentraient, en premier lieu, sur le combat contre les abus classique du régime colonial, puis sur la dénonciation de la politique néocoloniale, avec une acmé à l’été 1958 lorsqu’est demandée l’indépendance immédiate – en rupture de ban complète avec ce qu’osaient à peine revendiquer les autres formations politiques du pays. Mais, influencé par la rhétorique marxiste des syndicats du secteur privé, le parti a revendiqué un changement bien plus ambitieux – affectant l’ordre social – qui confrontait les structures sociales « indigènes » et proposait une alternative à la dépendance économico-politique, dont les effets durent jusqu’à aujourd’hui. Dans l’ère post-coloniale, le Sawaba est donc remarquable pour être une formation profondément marquée par les idées.
Pourquoi avoir intitulé votre ouvrage «Le désir de calme» ?
En tant que seule organisation politique structurée dans les années 1950, le Sawaba avait formé le premier gouvernement autonome sous le régime français (1957-1958). Cependant, avant l’indépendance, il a été écarté par les gaullistes pour avoir remis en question la politique du « pré carré », plaidant pour le droit de nouer des relations extérieures hors de la sphère d’influence française alors qu’il était plus que prêt à s’accommoder des intérêts français jusqu’à un certain degré. Dans ce sens, sa destruction par les gaullistes et ses alliés nigériens (suivant l’échec d’un attentat raté et d’un retour manqué par les armes dans les années 1960) était surdimensionnée. Mais l’hostilité française aux Sawabistes était implacable et datait des années 1950 quand les administrateurs devenaient la cible des incessantes contestations du mouvement.
Les cadres du Sawaba parlaient haut et fort, mus par une colère sociale. Archétypes de l’ascension sociale, ses cadres étaient motivés par les passions qui plaçaient au centre de leurs revendications l’accession à une « vie décente », à la définition somme tout vague, qui avait marqué tant de politiques nationalistes des années 1950 en Afrique – une dimension quasi millénariste inscrite dans le nom-même du mouvement initialement baptisé « Union démocratique nigérienne ». Ses cadres étaient accueillis aux cris de « Sawaba », un terme haoussa lié à « sawki », qui signifie « délivrance de toute forme de misère », et, par conséquence, de retour au calme. Le désir d’une telle tranquillité mentale – ou paix intérieure – qui renforce les actions du mouvement, même sur la fin de sa période, qui luttait contre sa disparition et son absorption dans le giron de l’État. Cela a également joué un rôle dans les années suivantes, quand après que les cadres eurent enduré leur peine dans les camps de prisonniers, ils réclamaient une reconnaissance publique de la contribution de leur mouvement et de sa signification pour l’histoire du Niger.
Que reste-t-il du Sawaba ?
La reconnaissance n’est jamais venue, étant donné que le régime nigérien, client de la France, a imposé une chape de plomb mémorielle sur la persécution et la destruction du mouvement. Ce silence n’a été que partiellement rompu avec le retour au pluralisme démocratique dans les années 1990. À cette époque, le « moment Sawaba » était passé, et les nouvelles générations, forgées dans les luttes étudiantes et le régime militaire des années 1970-1980, avaient pris l’ascendant politique. Le destin des Sawabistes changeait. Ceux qui avaient pu poursuivre leur formation académique dans le Bloc de l’Est, grâce aux bourses obtenues auprès de leurs alliés d’Europe de l’Est, avaient généralement mis à profit leurs années de souffrance. Les combattants du Sawaba (généralement moins éduqués) avaient payé un prix beaucoup plus élévé pour leur allégeance au mouvement (même si aucun des cadres du Sawaba n’a bénéficié d’une intégration politique comme les générations suivantes ont pu en bénéficier). Les conflits qui ont vu le jour dans les années 1990 à propos des orientations stratégiques que le Sawaba avait fait, notamment la décision, en 1964, de se lancer à l’assaut du régime nigérien en envoyant des guérilleros depuis les frontières du territoire (et qui a conduit à la destruction du mouvement). De sorte qu’aujourd’hui, il ne reste plus grand-chose du Sawaba, sinon un état d’esprit où les cadres (l’ancienne garde, mais aussi leurs enfants) peuvent se rencontrer et jouir de la compagnie des uns et des autres, drapés dans un passé commun d’agonie.
L’histoire du Sawaba n’est pas une histoire de violence de masse – sa signification réside ailleurs, comme dans l’inutile violence d’une décolonisation controlée par la France. Il y a aussi une ambiguïté fondamentale dans le récit des luttes du Sawaba, qui est à la fois constitutif de l’hybridité du mouvement et des transformations qu’il a subies au cours de son existence. Ceux-ci se sont arrêtés au milieu du gué. Dans un premier temps, le développement en mouvement social avec un message de plus en plus politique a été entravé par les Français avant que le Sawaba n’ait pu consolider son pouvoir. Dans un second temps, le Sawaba a goûté à la défaite sur le champ de bataille avant qu’il ne puisse achever sa mue en un mouvement d’authentique guérilla. En conséquence, bien que militairement entraîné et idéologiquement orienté avec le concours d’aides extérieures, sur le champ de bataille, les sawabistes représentent un curieux mélange d’activistes politiques et de combattants qui, plutôt que de forcer la population, ont préféré entrer dans le combat comme agitateurs de rue mal équipés, certes, mais espérant profondément satisfaire l’électorat et mettre ainsi un terme rapide aux souffrances : millénaristes plus que militaires, c’est dans cette mentalité que se niche la tragédie de leur défaite.
IciNiger avec LibérationInterview par Vincent Hiribarren